Liesa van der Aa, Prokofiev par Muti, Schoenberg par Barenboïm, A Perfect Circle
25 avril 2015
Liesa van der Aa : WOTH, Prokofiev par Muti, Schoenberg par Barenboïm(s), A Perfect Circle…
Par Alain
Liesa van der Aa : WOTH.
Attention : Monument !
Ceux qui lisent régulièrement ces chroniques savent combien j’avais été enflammé par le premier album proposé par la jeune Liesa Van der Aa, alors âgée de 25 ans, Troops, que j’avais qualifié de cathédrale hybride.
Qui a aimé Troops s’y retrouvera aisément dans le deuxième Opus : WOTH, même si le nouveau projet est colossal, grandiose, pharaonique, un ouvrage à la hauteur des Pyramides que la dame évoque indirectement.
Et si profondément humain…
En effet WOTH est l’acronyme de Weighting of the Heart thème unique d’un (triple) album concept inspiré par le mythe égyptien de la pesée des âmes, qui nous raconte le jugement d’une femme (Liesa en l’occurrence qui tient le rôle de la narratrice) dont le cœur et l’âme seront pesés trois fois, exposant ainsi les visages antithétiques d’un individu pris dans les griffes des contradictions qui façonnent l’humanité, le premier Maître de la cérémonie étant Toth, le Seigneur du Temps, pas moins !
Les 3 parties du triptyque - plus difficiles à déterminer quand on télécharge le fichier même pas disponible en HD ni accompagné du moindre livret (gggrrrrr !) -, sont ponctuées par des prologues et épilogues confiés à un vaste chœur, variations autour d’une écriture baroque (le style artistique) qui légitiment l’immense culture de la musicienne par les idées qui s’y bousculent pour ne pas tourner à la pauvre parodie, mais aussi sa capacité de faire fi de tout principe établi, jouant des codes sans jamais tomber dans le granguignolesque bien au contraire, alternant dans un même souffle d’une inspiration Renaissance vers une portion d’Arvo Pärt, ou autre geste contemporaine plus acrobatique encore, et dans un langage qui est indéniablement le sien.
Psalmodies d’extraits du Livre des Morts égyptien, les 42 juges introduisent et concluent donc les 3 chapitres qui vont revisiter à chaque fois les mêmes titres arrangés de façons très variées, mélodies, orchestration, atmosphères, visions troublantes de l’âme, et dans un ordre différent.
1er Chapitre : cœur lourd
Ce premier volet évoque le désir, la volonté, l’ambition dévorante et, par bribes incisives, l’enfance troublée, les peurs et les angoisses et installe d’emblée l’audace visuelle d’un film noir, passionnant, envoutant qui déroule sur l’écran invisible de nos émotions, les peines, joies, frayeurs, passions et plaisirs, réels ou factices.
Partie particulièrement sombre et suffocante, les inventions sonores très indus, renouvelées jusqu’à l’ivresse, pleuvent en rafales lourdes et déchaînées issues du laboratoire de Boris Wilsdorf (qui est aussi producteur d'Einstürzende Neubauten), et font pâlir les meilleures inspirations de Bjork, NIN ou the Swans, …
Cette première partie prend aux tripes par ses scansions bruitistes et engonçantes, novatrices et saisissantes, cet étouffement dans le bitume liquide, oppression biscornue magnifique qui regorge d’une poésie noire, appuyée sur des rythmiques inattendues en évolution pilonnant à coups de marteaux cardiaques parfois désordonnés ou très charpentés la nécessité d’atteindre le sommet, vociférée dans une envolée hystérique glaçante conduisant à la vanité et l’échec les ambitions de toute sorte incluant l’amour, nous renvoient vers nos propres questionnements souvent refoulés sur nos erreurs, nos fautes, le poids du temps et de l’époque déviant nos choix ou espoirs premiers, bref un premier acte où LvdA nous interdit d’entrevoir la paix, en dépit d’une fin de chapitre irisé de pure grâce mystique.
2ème volet : cœur léger
Obscure dans son intro (la comptine chantée par une petite fille arpégée de cris des choeurs et borborygmes musicaux, clochettes et carillons comme dans un cauchemar dessinent des images d’un film d’horreur qui fait froid dans le dos), cette deuxième partie troque l’atmosphère accablante du premier acte pour une figure plus solaire en acceptant l’indéfinissable ; elle est en effet plus impénétrable, jouant le mystère sans genre affirmé, laissant la sensation d’un jazz pop troublé ou variant, parfois percuté de passages sur instruments anciens si aisément maitrisés,, langueurs aériennes, pianos nomades, cuivres et bois en échos, une batterie légère apparait soudain pour poser une lente ballade paisible presque lascive, des errances contemplatives, plus apaisées, sans jamais pourtant vraiment quitter la gravité dans les deux sens du terme, à l’exception peut-être d’un angélique titre où le chant erre dans l’évanescence acceptant la mort, c’est tout simplement beau ! Ainsi, les 21 grammes de l’âme vibrionnent, bucoliques, au gré de plages plus longues, structurellement inouies, jamais stables, déployant des trésors d'idées dont on se demande comment elles ont pu être écrites, pensées, apprivoisées, orchestrées d'instruments alambiqués venus de partout à la fois, cultures, époques, matériaux, des chants plus épanouis annonçant l'acceptation de la mort, mais sans bien longtemps quitter la concentration majeure qui amène au jugement.
3ème acte : cœur équilibré
Ou l’acceptation, le renoncement à l’individualité, la fusion dans le cœur collectif, le chœur collectif, le chapitre probablement le plus incertain, le plus lumineux certes, mais aussi le plus erratique et insaisissable, ambivalent dans ses rebonds de style, déambulation d’une franche légèreté pop totalement incongrue et faussement joyeuse (toujours cette voix basse) vers de longues aubades jazz à nouveau atmosphériques où le timbre rauque et grave de LdvA impose une élégance folle, et ces chœurs parlant au pluriel où la femme jugée adjoint sa voix sans pour autant donner l’impression que cette conscience collective apporte la paix, le bonheur, rien n’est moins sûr en effet, les contrastes incessants de formes et de tonalités en attestent, renvoyant à l’incompréhension, à l’incertain, pas par les sonorités venues d’outre-tombe du premier acte, mais par l’errance hésitante des contours, le refus d’une ligne continue.
C’est toute la richesse ambiguë faite des contradictions de l’être humain qu’expose Lisa Van Der Aa dans cette œuvre philosophique, luxuriante et équivoque, jamais alambiquée, que j’ai d’abord écoutée ingénieuse, sidérante et cérébrale pour entrer dans une perception ouvertement émotionnelle dès la deuxième écoute et la troisième et la quatrième…
Car, pour résumer, vadrouillant du baroque à l'électro en passant par l’indus, la pop et le jazz, la jeune flamande (n’oublions pas qu’elle n'a pas 30 ans !) invente, affirme et innove sans cesse une architecture d’anthologie transcendante enchevêtrée, ne laissant pas un instant de répit, de repos, même dans les espaces un peu plus détendus, dérisoires (rares et jamais longs), et grave un album à l’arrivée essentiellement mélancolique, surtout la première partie et curieusement la dernière, mais d’une telle puissance invocatrice et prenante comme un thriller poétique, le film défile sous nos yeux, farfouillant dans nos âmes, inquiétant, entêtant, abasourdissant, rituel ou ritournelle, des enfants chantent des choeurs célestes mais aussi des comptines horrifiques, un travail rythmique d'une intensité et d'une violence physique éprouvantes (sur les Ada de ppfff ce sont des coups au bide répétitifs, presque étourdissants dans la première partie toujours !).
Et mieux encore, la demoiselle réussit la performance de façonner méticuleusement un évident chef-d’œuvre sans jamais aucune posture, sans jamais donner l'impression de se prendre au sérieux nonobstant la majesté de l'ensemble, et même assène l'autodérision dans les instants puissants qui pourraient basculer vers la démonstration ou l'arrogance, ainsi ce formidable passage a-cappella d'un choeur hautain dérivant de la Renaissance vers la comédie musicale accompagnée de permanents rires dérangeants en arrière fond.
WOTH est Un Monument disais-je…
… si vaste et puissant que je me demande comment cette jeune femme a trouvé les moyens de constituer un tel monstre, 80 musiciens ai-je lu quelque part, une production minutieuse, inévitablement régie dans la chronologie abstruse du cinéma - à savoir les scènes tournées dans l'ordre de la présence des comédiens et décors -, engagée et soignée, tissée de couches entremêlées si précisément audibles, un travail de mixage par des doigts d’orfèvre au service de la grande entrepreneuse qui a dû coûter une fortune pour une probabilité commerciale incertaine, un urbanisme musical élitiste peut-être, en tout cas très énigmatique et probablement pas intégralement compréhensible alors qu’il suffit d’accepter de se laisser porter pour qu’aussitôt cette symphonie magistrale parle au cœur, au sang, à la peau, et vous embarque dans un tourbillon angoissant ou souriant ou grinçant, vous fait virevolter dans ses contrastes saisissants, l’intensité conceptuelle entrant alors en prise directe avec l’âme et tournant au pur ressenti : l'abandon mystique devient sien.
Un tel disque ne pouvait sans doute qu'être réalisé à Berlin, la seule ville où l'Underground est un serment direct, pas une contenance de mode décalée, tout ce dont l’artiste belge semble se moquer éperdument dans ses doutes jetés sur partitions.
Du Grand Art tout simplement, immortel comme il se doit, à l’aune de certains grands Requiem.
Et elle n'a pas 30 ans !!!
Vulnicura de Bjork, WOTH de LvdA, la musique conceptuelle, intelligente et en même temps émotionnelle se porte bien en ce début 2015.
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Petite déception :
Prokofiev, la suite de Roméo & Juliette par le Chicago Symphony Orchestra dirigé par Riccardo Muti.
J’ai acheté ce fichier HD sur la recommandation du magazine anglais Hifi-News, une œuvre haute en couleurs et contrastes que j’aime beaucoup, c’était tentant.
Le résultat n’est pas exécrable, bien sûr, les timbres de l’orchestre que Muti essaye de dégager le plus souvent possible sont remarquables, la vision est guillerette parfois.
Mais un peu pompeuse le plus souvent, enguirlandée à l’excès, ni russe ni italienne mais viennoise comme certaines pâtisseries un peu trop chargées.
Ornementations parfois minaudantes, passages sirupeux créant des longueurs où Maazel dans son intégrale, nous emballait toujours dans des bondissements festifs ou des horreurs sombres mais si évidentes, si compréhensibles, si naturellement lisibles dans ce récit de passion et de mort. Celle de Tybalt par exemple n’a sous la baguette de Muti aucune dimension dramatique mais se prend les pieds dans un somptueux tapis tissé par un orchestre plus écrin qu’expressif.
Le bonheur du son au moins ? Pas vraiment, car si les timbres sont précis et légers, si la dynamique est démonstrative, la compréhension de la scène est très incertaine, artificielle et d’autant moins excusable qu’il s’agit d’un live sous le label Chicago-resound.
On ne peut décidément pas faire confiance aux magasines hifi pour parler musique, ni son d’ailleurs, c’est déprimant…
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Arnold Schoenberg
Concerto pour Violon & Orchestre, op 36 & Concerto pour Piano & Orchestre, op 42
Michael & Daniel Barenboïm, Pierre Boulez
Wiener Philharmoniker
Intéressant regroupement de deux œuvres rares enregistrées à quelques années d’écart sur ce curieux disque.
L’opus 36 joué par Michael Barenboïm et dirigé par son père est remarquable et fascinant de bout en bout.
Le père et le fils suivent une voie fusionnelle où le violon, refusant l’apparat, s’intègre au discours général et ne brille pas plus que chacun des partenaires.
J’adore !
Œuvre délicate et parfois abrupte, technique dodécaphonique oblige, les blocs alternent et s’entrecroisent avec une intelligence parfaitement maitrisée par les musiciens, jeux de couleurs et écheveaux sériels, curieuses fantaisies lyriques, ruptures nettes et enrobages sinueux, l’œuvre nous ballote dans un paysage sans formes définies ou repères surs, comme un voyage dans 4 dimensions improbables, c’est un délice de se laisser emporter dans tels méandres, sans avoir besoin de les comprendre, aucune raison de vouloir analyser la pensée complexe de Schoenberg pour goûter cette proposition brute.
L’enregistrement live est une réussite parfaite, précis, une scène sonore cohérente et profonde, le violon se fond impeccablement dans l’orchestre et les débats de timbres définissent une lisibilité irréprochable de tous les acteurs.
Je ne connaissais ce concerto que par Hilary Hahn et Salonen, beau disque également, plus lumineux, Hilary Hahn au meilleur de sa forme prouvait qu’elle avait parfaitement compris l’œuvre et offrait une version plus axée sur la performance étincelante du violon, mais Salonen donnait une tonalité un peu badine à l’ensemble. Recommandé toutefois, d’autant plus que le Sibelius est majestueux.
En revanche sur le disque Barenboim / Boulez, j’ai été moins séduit par le concerto pour piano, possiblement parce que l’œuvre m’a moins porté, donc je m’abstiendrai de parler de l’interprétation.
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Enfin pour finir un peu de rock / métal alternatif avec deux disques de « A Perfect Circle ».
Un groupe fondé par Maynard James Keenan, un type qui réussit bien ses projets en général.
Ayant récemment, dans le cadre de la conversion numérique de ma discothèque CD (nous en sommes à plus de 3500 disques soit un peu plus de la moitié je suppose… C’est long et fastidieux mais utile) redécouvert le deuxième disque du groupe, Thirteenth Step, je me suis rendu compte que je n’avais pas eu la curiosité de voir ce qu’ils avaient fait depuis.
Pas grand-chose, mais j’ai quand même téléchargé eMOTIVe, datant de 2004.
Ce sont vraiment deux chouettes disque de rock, efficaces, malins, très léchés, même élégants, sans aucune facilité ou concession (euh, tout compte fait sur eMOTIVe un peu quand même), simplement guidés par le refus de rester dans des cadres et s’évertuant à alterner le chaud et le froid avec des transitions habiles, bien pesées, un bon gros son asséné par des musiciens puissants qui n’ont pas besoin d’être démonstratifs, c’est pur et raffiné, costaud et subtil.
Pourtant, Thirteenth Step est très supérieur à eMOTIVe, car l’album au-delà d’être vigoureux et bien charpenté n’hésite pas à nous émouvoir, nous embarquer sur des lignes mélodiques riches dans une promenade entre beauté, douceur, mélancolie, violence, sans jamais nous perdre ou nous ennuyer.
Une bonne redécouverte, un grand disque.
eMOTIVe, essentiellement fait de reprises, est plus inégal, moins personnel et inventif, moins indispensable, voire pas vraiment indispensable.
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J’aurais aimé vous parler de l’excellent disque de David Chevalier : Standards & Avatars, mais je crois que Pierre-Yves nous prépare un papier de son cru.