émotion 2
octobre 15
L’émotion, deuxième partie et probablement pas la dernière.
En zappant un soir sur les 22274 chaînes du câble, je me suis arrêté sur la rediffusion d’un film très sympathique contant les aventures foldingues des membres d’une radio libre (en l’occurrence pirate) : Good Morning England de Richard Curtis, comédie faussement désinvolte et très allègre qui curieusement a été un bide.
L’histoire de cette station de radio - Radio Rock - émettant depuis un bateau navigant dans les eaux internationales de Mer du Nord pour échapper à la loi anglaise, se situe en 1966/67.
Mon intention n’est évidemment pas de pondre une critique cinématographique mais de développer un aspect secondaire du film pour rejoindre un précédent billet évoquant l’émotion… Pardon : l’Emotion, grand sujet d’inquiétude de notre belle époque.
Je parle donc des saynètes parallèles aux déboires des « héros », qui, ponctuant plusieurs péripéties du récit, présentent divers individus ou groupes de personnes, jeunes filles échauffées, gamins effarouchés, familles gourmées ou timidement émancipées, accueillant sur des postes de radio souvent très jolis et dans des circonstances très différentes le choc sardanapalesque, voire subversif, d’une percée artistique bourgeonnante et foudroyante : la musique pop ou rock introduite par les suggestions lascives susurrées des lèvres collées au micro de DJs anticonformistes ou au moins agitateurs.
L’émotion première et viscérale de ce public, déployée par le frisson délicieux de participer à un acte de rébellion caractérisée, emplissant les poumons encrassés de calamine conservatrice d’un petit air chaud de souffre, est superbement palpable et éminemment authentique. Après tout, être du côté de la liberté ou du libertinage à l’encontre des carcans verrouillés par les vieux cons emberlificotés dans leurs préjugés réactionnaires, dégage quand même une succulence délictueuse raffinée.
Le contexte bien sûr, la fraîcheur d’une hardiesse artistique en pleine efflorescence volubile ou caressante (A Whiter Shade of Pale de Procol Harum), barrée et sensuelle (Hendrix cité avec un titre anachronique) et encore The Kinks, les Beach Boys, Cat Stevens, Otis Redding, the Moody Blues ou the Supremes, bref sillonnant des thèmes bigarrés particulièrement bien sélectionnés dans le film (même si souvent les textes de ces chefs-d’œuvre étaient d’une mièvrerie à pleurer), injectent directement les papillons dans le cœur, la tête et le bas ventre, propulsent les fantasme et le plaisir à une altitude qui déborde les sensations musicales.
Et les postes de radio (mono) retranscrivaient une geste authentique avec une logique de son appartenant clairement à l’époque : ce film a la qualité, parmi d’autres, de rappeler pourquoi souvent les disques de cette génération étaient produits plus ou moins fastueusement ou piètrement mais toujours dans une gangue compressée avec une insouciance libertaire, courte en fréquence, pas du tout spectaculaire et un peu confuse voire crade ; oui, mais ça correspondait à une cohérence d’ensemble, c’était fait pour passer partout, par pour complaire à une poignée de privilégiés qui commençaient à s’investir dans ce qui allait devenir à la longue avec souvent plus de désastres que de progrès, la haute-fidélité.
L’émotion était connectée directement au sens premier de la musique dans une phase de rupture culturelle et émancipatrice en mouvement.
Qu’en reste-t-il de nos jours ?
Ou, pour poser la question plus crûment : y a-t ’il une logique à écouter cette musique connotée poste de radio sur les systèmes de reproduction affutés que nous préconisons avec passion, choyons jalousement, dont nous essayons de collecter les trop rares acteurs non pervertis par la facilité du marchéage ?
Oui bien sûr !
Absolument !
Définitivement !
Euh, oui…
Evidemment que (joli, non) l’écoute de ces musiques noblement populaires via nos appareils dûment sélectionnés pour exposer à cru les facéties, foucades, traits de folie, sidérations ou concentration tâcheronne, lents développements d’idées en strates des fomenteurs de troubles musicaux de cette époque a du sens, et ô combien !
Car passé le choc générationnel perdure la puissance artistique, filtrant vers la quintessence, éliminant des artisans portés par la tendance, aussi cette ère musicale hautement bénéfique mérite-t-elle amplement, à l’égal des grandes pages du baroque (où le filtrage n’a pas toujours été idéal), classique, romantique, classique moderne, contemporain, jazz(sssss), d’être retranscrite avec ardeur, profondeur, dynamique, puissance, panache, densité, justesse ou délicatesse…
… Avec respect.
Hendrix et évidement tant d’autres cette même décennie et les suivantes, Beach Boys, Animals, Rolling Stone, Dylan, Jefferson Airplane, Simon and Garfunkel, Zappa, Sergent Peppers, Bowie, Canned Heat etc… sont dorénavant des grands classiques et doivent être traités comme tels afin d’en multiplier les ressorts émotionnels, les affiner, les épanouir.
Cette manne novatrice ne nous parlant plus aussi directement en motivations originelles que dans son époque ou contexte, quelle que soit l’éventuelle nostalgie, et au même titre que le classique autorisé ou le jazz foisonnant des pionniers, a besoin désormais qu’on en fouille la luxuriance et la fécondité, les conceptions, le cœur pulsant touchant ou mutin, drôle ou vigoureux, la savourer sur un système de reproduction naturellement prolixe permettant de bourlinguer bien au-delà du premier degré d’une génération, où les plus visionnaires mesuraient à peine que la météore Hendrix relevait du pur génie, n’y percevant pour la plupart que la sédition induite, la soif inassouvie de liberté, l’audace d’une prise de pouvoir, l’innovation révolutionnaire, la rupture, la provoc, et pas forcément l’intensité créative, la dextérité coloriste jamais égalée, l’ardeur volubile.
Si on est toujours surpris de découvrir ce que recèle un beau vinyle de Furtwängler, pourquoi ne pas écouter Zappa ou Jefferson Airplane ou tant d’autres avec la même intransigeance ?
Eh oui : haute-fidélité bien choisie, émotion garantie !
Vibrer au démon, frissonner aux poèmes lyriques délirants et pétulants d’idées sidérantes, déguster goulument des feux de couleurs et de rythmes jamais égalés, serrer les dents sous le grain qui racle… Explorant timbres, palettes virtuoses, matoiseries de successions d’accords inédits, déhanchements rythmiques, finesses ductiles, effets de chant, tremolos ou respirations, glissements groovants… Grelotter de volupté hédoniste sous la chaleur paradoxale d’une émotion nouvelle, en renouvellement perpétuel, n’est certainement pas moindre jouissance que les frissons épicuriens de l’insurrection.
A l’époque on s'enflammait à la gloire de Hendrix par enthousiasme contestataire, aujourd’hui on peut vérifier que l’esprit divin en est incontestable par acuité mélomane !
L’émotion vraie n’est pas que celle d’un instant, la relation à l’art véritable permet de varier le saisissement à l’occasion de chaque regard posé sur une même œuvre, et c’est peut-être ce qui fait le tri entre art mineur barbotant dans le buzz d’un instant, et l’art majeur éternel.
En musique, pas de salut : si Popa Chubby rend avec brio un hommage permanent à Hendrix, il n’est pas Hendrix.
Place donc à la haute-fidélité telle que nous, membres incorruptibles de staCCato (hi hi !), la concevons, pour ressusciter le pur farfadet, renouveler à l’envi le bouleversement que revendiquent les véritables amoureux de La Musique, sans frontière, genre, date, couleur ou culture !
Car là est le rôle de la haute-fidélité vraie : être suffisamment honnête pour offrir une perception nouvelle à chaque écoute d’une même œuvre !
Au risque d’enfoncer le clou, j’insiste sur notre définition de la Hifi à l’encontre de la Grande Hifi Internationale : frissonner en écoutant Hendrix ou Zappa ou les Stones, suppose de confier sa chère musique à ces rares ensembles de reproduction qui magnifient la différence, savent révéler la marginale altérité entre deux artistes, pas ceux ultra-majoritaires qui régurgitent du plus beau que nature et lustrent ainsi les différences parfois subtiles qui caractérisent chaque individu et qui font que Popa Chubby n’est pas Hendrix mais pas non plus un clone ou un pâle imitateur.
L’émotion est plus qu’un frisson éphémère : elle peut s’entretenir et se perpétuer à condition de la transmuer.