Emotion part 1
27 octobre 2014
L’émotion, première partie.
Récemment, l’amie d’un copain, alors que nous buvions un verre après la fermeture du magasin, m’a posé une question toute simple et si pertinente :
- mais à n’écouter la musique que sur des systèmes performants, pouvez-vous encore ressentir une émotion en écoutant un morceau dans un poste de radio ?
J’ai eu besoin d’un petit moment de réflexion avant de répondre : oui, bien sûr.
Le petit délai ne concernait pas la réponse évidente, mais le besoin d’examiner l’idée même de l’émotion, ses formes et ses degrés, ses alternances, « ses natures », la spontanéité comme vertu nécessaire…
Oui, bien sûr je peux vivre des émotions musicales via un poste de radio.
Je suppose qu’elle ne sera pas la « même » émotion qu’à l’écoute d’une œuvre majeure sur un de nos systèmes de référence. Je suppose qu’elle touchera une couche différente de la perception et de l’affect, je suppose qu’elle se conjuguera dans un tempo différent.
D’abord il y a ces choses chargées de sentiments qui éveilleront un frisson en soi quels que soient les circonstances, le lieu, l’instant. La mémoire olfactive est de ce point de vue particulièrement vive à réagir, le parfum d’une femme qu’on a aimée reste à jamais imprégné dans la chair et sitôt que les narines le détectent, même subrepticement au hasard d’une foule, la réaction fuse, immédiate et ardente, voire érotique, je pourrais être attiré par le seul parfum d’une femme qui évoque des réminiscences particulières.
Idem pour des musiques, souvent liées à des souvenirs du même ordre pour tout avouer.
Une petite confession : dès que j’entends (c’est heureusement rare) la reprise de « mon amie la rose » par Natacha Atlas, je fonds en larmes, même une bribe du refrain voguant depuis une fenêtre entrouverte au milieu d’un embouteillage infernal.
Je refuse d’entendre une seule seconde du final de West Side Story tant la fatalité de l’issue m’a secoué, d’autant plus maintenant qu’il y a quelques mois une belle jeune femme est entrée dans le magasin et, parmi les quelques disques qu’elle avait apportées pour choisir sa chaîne, a brandi ledit instrument à larmes.
J’ai aimé cette jeune femme sur le champ. Hum… pas seulement pour WSS… Je l’ai d’ailleurs évoquée lors d’une autre rubrique. Je suis raccord avec moi-même, c’est pas si mal.
Un fan de Johnny Halliday n’a pas besoin d’une chaîne à 50 000 € pour apprécier son idole.
Si j’entends quelque part « the End » des Doors, je suis pris d’une sorte de détresse parce que ça évoque le choc de ma première vision d’ « Apocalypse Now » auquel j’ai été particulièrement réceptif, mais l’intensité n’est pas plus élevée en l’écoutant sur une chaîne qualitative (et éventuellement moindre sur une chaîne de luxe sans aucune expressivité, ça m’est arrivé un jour sur un salon).
Les exemples de pièces musicales que j’ai découvertes à la radio, je peux même ajouter l’autoradio lors de mes longs déplacement en automobile à moteur, sont nombreux et dans des genres très variés, quitte à être paradoxalement déçu en les réécoutant dans de bonnes conditions, qu’importe, l’émotion a été là, secousse dans la moelle épinière, cette coulée de glace dans le dos ou cette chaleur au bas des reins selon les flèches, créant l’urgence, l’impérieuse nécessité, trouver ce truc, ce titre qui a fait vibrer une corde sensible, peu me chaut laquelle.
Et je peux citer des pics aussi différents que la première écoute en voiture pendant nos vacances en 1992 à Bayonne en identifiant Peter Gabriel sur quelques secondes du titre Digging in the Dirt après 6 ans d’attente vorace d’un nouvel opus de l’Archange, Maroon 5, the Zutons, Robin McKelle ou Imelda May qu’une symphonie de Bruckner par Abbado…
Je vais même plus loin : il y a pas mal de disques que je n’aime qu’en voiture, j’en profite avec un plaisir sans équivalent, savoureux, attendu, impatient, sur les longues plages d’autoroute que le cheminement m’impose, participant au délassement de rouler longuement sans urgence.
Souvent nous nous sommes pris à échanger avec un collègue au retour d’un lointain rendez-vous professionnel ou d’un salon à propos de telle ou telle version entendue sur France-Musique et décider de l’acquérir dans la foulée parce qu’on a tous les deux ressenti fortement qu’il se passait quelque chose, quitte parfois à s’apercevoir à l’issue du titre que l’un de nous a déjà cette version, oubliée ou négligée, passé à côté.
Je peux éprouver un bien-être lascif à ébaucher des pas de danse (tout seul, quand personne ne me voit !) en écoutant Prince en MP3 sur la minichaîne du salon, ou en écoutant un truc sans grand intérêt à la radio simplement parce que la conjonction est idéale, je peux, dans les mêmes conditions, me raconter des histoires splendides en écoutant des airs ou des artistes que j’aime plus ou moins mais qui en cette coïncidence provoqueront quelque chose.
L’émotion a des degrés, des atours divers, des causes variées, des émetteurs ineffables.
C’est pourquoi j’emploie assez peu ce mot dans mes diatribes : ce qui la provoque est inexplicable, inextricable, l’émotion appartient à chacun.
Je parle en revanche d’expressivité, qui elle ne dépend plus de la réception mais correspond bel et bien à une Vérité Objective de l’émission.
Et c’est ce qui reparamètre tout, ce qui explique le besoin chez certains mélomanes et amènerait ceux qui en ignorent l’existence à privilégier un équipement de reproduction qui sera précisément expressif, autrement dit plus fondamental qu’un système spectaculaire ou beau dont on se lassera vite.
J’ai, pendant mon adolescence, considéré Picasso comme un artiste essentiel certes, mais en pure théorie pour moi, ma faible connaissance livresque de l’œuvre du possible génie m’arrêtant à la lisière du cérébral. Et puis un jour, lors d’un tournage, assez jeune encore heureusement, je passe au MoMA et tombe en arrêt devant « les Demoiselles d’Avignon ». J’ai pris une gifle d’une violence inouïe qui m’a possiblement fait reconsidérer mon rapport à l’art au sens large. Ce jour-là, j’ai vécu un degré supérieur de l’émotion et la compréhension d’icelle, ce qui ne signifie pas le besoin de l’expliquer.
Bien sûr quand j’ai découvert par exemple la très belle version du quatuor n°9 de Chostakovitch par le Pacifica Quartet il y a quelques mois, ce n’était pas forcément sur la meilleure composition technique du magasin, or j’en ai entendu suffisamment pour sentir cette qualité rare du Pacifica de savoir varier sans arrêt la ligne pour toujours maintenir le suspens, la curiosité, l’envie d’aller plus loin quitte à se complaire dans quelques coquetteries.
Et puis, il n’y a pas si longtemps, alors que nous découvrions les ADA de ppfff, nous étions cinq dans l’audi pas tous bien placés, j’ai installé ce disque dans le lecteur et là nous avons vécu de ces arrêts du temps exceptionnels où soudain tout devient limpide, flagrant, compréhensible, naturel, humain, l’émotion prend une qualité éminente, de mon côté parce que j’ai frémi à chaque note, à chaque souffle, à chaque nuance de couleurs, chaque audace, et compris que ce qui parfois m’avait semblé une mignardise certes destinée à stimuler une ponctuation du texte, était en fait d’une subtilité musicale supérieure absolument pas facile ou factice, plutôt une élégie supplémentaire dans cette pièce à quatre voix dont les acteurs ont au final une importance constante et comparable, je me souviens notamment, vibrant encore à l’instant d’écrire, d’une ligne tendue du deuxième violon qui m’était apparue jusqu’alors comme un peu artificielle dans sa fragilité diaphane, précieuse et qui là, parce qu’elle reprenait sa densité organique naturelle, son vibrato hésitant car la ligne est difficile à tenir, imposait un espace charnel très différent comme un paysage qui aurait été jusqu’à ce moment privé de sa perspective, son fond, son assise, et c’est un exemple au milieu de tant d’autres dans ce formidable opus qui nous a tous, que nous soyons à priori sensibles ou non à cette musique précise, emportés jusqu’au bord du gouffre, l’émotion en commun, incapables de prononcer un mot pendant que j’allais, lentement pour que nous ayons le temps de reprendre notre souffle, retirer le CD du mange-disque me demandant ce que j’allais pouvoir y placer après cet instant-là.
Rien évidemment ! Car là aussi nous étions passés à un degré incomparable de l’émotion, accompagnée d’une compréhension transcendante, nous avions VU les musiciens, nous avions vécu un partage métaphysique en leur compagnie, aussi ne fallait-il pas s’obstiner à vouloir prolonger la magie au risque d’en corrompre la volupté unique. Après le choc des « Demoiselles d’Avignon », il ne fallait pas prolonger la visite au milieu de tant de chefs-d’œuvre pour ne pas en compromettre la quintessence.
Mais c’est bien cela qui est intéressant : lorsque la totale expressivité est au rendez-vous, elle va provoquer l’émotion collectivement comme seule l’’énergie du direct peut le faire ; les exemples au magasin où 5 ou 6 personnes ne partageant pas les mêmes goûts se retrouvent à la fin d’une œuvre qu’ils croyaient connaître ou non, émus, incapables de parler pendant de longues longues secondes pour ne pas avouer les sanglots qui obstruent la gorge, immergent les yeux, sans être nombreux n’ont laissé aucun doute sur la qualité passionnelle de l’instant.
Aurions-nous pu vivre cet intervalle de sentiments partagés - ou quelques autres à travers les découvertes de staCCato - autour d’un poste de radio ?
Non.
Plus aujourd’hui.
Pourquoi cette dernière précision ? Parce que vous me rétorquerez qu’au début de la radio, des familles pouvaient découvrir, paralysées d’émotions, les symphonies que leur proposait un Toscanini sur la NBC.
Alors pourquoi plus aujourd’hui ?
Tout d’abord parce qu’il y avait dans ces retransmissions des qualités de spontanéité qu’on a peut-être perdues dans la reproduction moderne ; les nostalgiques des grandes heures du direct sur France Musique ne me diront pas le contraire, même si c’est un autre sujet.
Mais surtout, à l’époque il y avait l’émerveillement de la découverte, on pouvait encore s’extasier sur le motif de 4 notes attaquant ex-abrupto la Cinquième de Beethoven. Aujourd’hui on a franchi le stade du premier choc pour aller bien au-delà et pénétrer dans un besoin d’exploration où l’émotion réclame plus ; on veut encore être surpris par ce même bloc rythmique et la suite de « l’Allegro con brio » par l’imagination et la faculté subtile qu’aura tel chef de les faire chanter, les réinventer, les embraser ou les sublimer, l’émotion deviendra alors une détorsion sensuelle, effleurement sur l’épiderme, une caresse sinueuse aux mains lentes, torrides et glacées, conséquence du voyage, de la perte ou la fusion dans l’œuvre, pas de la découverte, mais n’en sera ni moins vraie, ni moins pure, ni moins intense.
Bon j’arrête car vient de me revenir une question qu’une fiancée m’avait posée il y a de cela quelques années et qui m’avait laissé perplexe :
- Pourquoi est-il si difficile d’être sérieux et si facile d’être trop sérieux ?
AC