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Einstürzende Neubauten Lament, Keith Jarrett Survivor's Suite


22 novembre 2014

 

Einstürzende Neubauten : Lament & The Survivor’s Suite de Keith Jarrett.

Par Alain

 

Einstürzende Neubauten  (littéralement « nouvelles constructions en effondrement » mais je préfère l’idée de « ruines nouvellement construites ») est un groupe allemand (oh ?) de musique expérimentale à tendance industrielle, fondé en 1980, et qui s’est d’abord caractérisé par des sons très, comment dire, concrets ?, dus à l’utilisation d’« instruments » fabriqués par les membres du groupe, percussions diverses ou autres obtenues à partir du recyclage de matériaux peu orthodoxes, tubes de fer ou de PVC, caddys de supermarché, tuyau de clim, perceuses ou marteau-piqueur.

Mais au-delà de cette anecdote technique, le groupe a produit une musique anti-conformiste, fascinante, navigant de phrases heurtées à de longue séquences legato répétitives, des sonorités pures ou herculéennes inventant un univers très engagé sans équivalent direct et à tous points de vue puisque le groupe a flirté du côté des mouvances anarchistes, prenant souvent une distance ironique à l’art (Silence is sexy), structurée par la voix voluptueuse, gutturale ou nasale, c’est selon, expressive et solide d’un des leaders, le dandy Blixa Bargeld (c’est pas son vrai nom) qui, soit dit en passant, a aussi accompagné Nick Cave à la guitare dans les Bad Seeds pendant 20 ans.

Lament est semble-t-il une commande dans le cadre des célébrations de la guerre 14-18.
Les musiciens d’EN, après avoir hésité, se sont emparés du projet avec une abnégation totale, et le résultat est intense, intelligent, captivant, épuisant, impliquant, hypnotisant…

Sans doute les fans de la première heure ne s’y retrouveront pas complètement, mais qu’importe, chaque morceau est un univers additionnel dans une mappemonde cohérente de la folie destructrice ; ainsi l’introduction évoque l’abomination de la machine de guerre par une agglomération bruitiste de grincements et torsions métalliques qui vont violemment crescendo, cheminant comme un incontrôlable rouleau compresseur chthonien, confus et impitoyable, broyant l’humanité sur son passage, l’ascension irrépressible d’une sauvagerie fracassante glaçant le sang…


Sans rentrer dans le détail, cet oratorio figuratif superpose les styles, incluant des figures anciennes telles que le lamento ou le motet, les ambiances, les langues et langages, allemand, anglais, néerlandais, ainsi le second morceau, mixture d’hymnes nationaux en plusieurs dialectes à la fois drôle et provocant.
Le texte mélange des litanies d’origines diverses, lettres du front, messages enregistrés, tout fait ventre à une « magnifiquement crépusculaire» pantomime à la fois baroque et poisseuse, qui prend aux tripes, interminable et douloureuse, sans pourtant négliger les grincements de l’ironie brechtienne.


Ainsi cette sorte d’horloge mystérieuse qui égrène les 1500 et quelques jours de guerre en accélérant jusqu’à tourner folle sous les jalons temporels au rythme des atrocités scandés par les voix féminines et masculines annonçant les années, les pays impliqués, les champs de bataille qui dessinent une étrange carte boréale nous rappelant avec une froideur journalistique, mécanique, implacable, l’horreur qui a engloutit tant de nations dans un maelström sanglant.
Ou encore cette longue plage dont l’introduction brumeuse ciselée par un instrument à percussion si intelligemment maîtrisé évoque une bataille vespérale reculée, des tirs sporadiques, cette sensation que le front n’est jamais loin, accélérations fugitives des échanges de coups de feu, un canon de campagne parfois peut-être, invoquant avec un talent fou et une simplicité éloquente le ressenti probable de cette guerre pour beaucoup, le sentiment étouffant, épuisant, affligeant, que la bataille rode, dans un champ trop proche, écho menaçant en permanence, sauvagerie insidieuse, impalpable, invisible, en approche feutrée, promesse d’abîme.

Il y a le morceau titre, Lament, en 3 parties, immédiatement émouvant, sans fard, sans exagération, une scénographie simple et lancinante, une histoire ponctuée d’éclats ferraillant, un chœur mêlant des voix diverses en un canon mouvant, le temps suspendu, un thrène sans mot qui vogue du côté de l’universel sacré des limbes (repris de Perpetuum Mobile ?), un intermède cinglant évoquant à nouveau la machine de guerre et l'écroulement vers l'enfer et le final Pater Peccavi, construit sur le motet du même nom composé au 16ème siècle (Jacobus Clemens non Papa) sur lequel ont été greffés des enregistrement de prisonniers de guerre sur cylindres de cire, là encore un instant perturbant, déstabilisant, dérangeant…

Il y a aussi cette performance extravagante et si percutante de Blixa Bargeld animant un texte de Joseph Plaut, jeu d’acteur sidérant d’ironie, austère et mordant, usant de l’expressionisme outré d’un opéra de Kurt Weill et se terminant sur les cris « Hitler, Hitler ! », pour apostropher toutes les nations complices d’un conflit ô combien meurtrier qu’elles ont par cette guerre et la gestion funeste de la suite contribué à créer l’abomination ultime, l’apocalypse, le triomphe du mal, le mouvement perpétuel de la barbarie…


Lament est une œuvre pure, c’est gonflé, c’est assumé, c’est un véritable devoir de mémoire dans sa plus grande noblesse, c’est dramatique, c’est beau comme hélas parfois l’horreur peut le devenir quand elle est peinte par des artistes supérieurs !

 


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Keith Jarrett, the Survivor’s suite


ECM 1976


Suite en deux parties composée par Keith Jarrett, enlevée par Keith Jarrett (piano, saxo, flûte, célesta), Dewey Redman (saxo ténor), Charlie Haden (contrebasse) et Paul Motian (batterie et percussions)

 

Bon d'accord, 1976, on n'est pas dans la nouveauté…


Mais avouez que « the survivor’s suite » après la célébration de la guerre 14-18, ça a du sens.


En outre, pourquoi devrais-je m’interdire de parler de disques un peu anciens après tout ?


Ancien mais pas daté.


J’ai ressorti le vinyle pour le présenter à notre ami grand spécialiste du jazz, celui qui écrit des chroniques exotiques dans nos pages, qui à ma grande surprise ne connaissait pas l’œuvre en question.
J’ai installé la galette sur l’Acoustic Solid Wood MPX (préamp phono Vida Aurorasound, ampli By staCCato, enceintes Living Voice, câbles Absolue C) et nous avons savouré, dévoré en symbiose l’opus majuscule du début à la fin, sans un mot ou un commentaire mais en discernant bien que nous partagions une émotion essentielle.

The Survivor's Suite est un chef d’œuvre souverain.
Dans mon monde d’élection passionnelle, c'est « Le » Keith Jarrett, celui qui a relativisé quelques-uns des nombreux autres, celui qui a placé si haut la barre de ma perception du jazz que j’ai eu du mal à trouver mon bonheur ailleurs dans ce « genre » souvent autocélébré par une répétition navrante de codes fatigués.
Et probablement le disque de jazz, si c’en est, que j’ai le plus écouté à travers les années.

Après une intro mystérieuse, exotique et lancinante à la flûte à bec basse (jouée par Jarrett), percussions et contrebasse, commence le cœur du voyage fusant et indistinct de cartes postales allogènes, animées et féeriques ; et pas un instant l’élocution comburante d’une méditation éveillée ne faiblira, l’imagination, dopée par l’alliance de musiciens au-delà de la connivence, ne cessera d’asséner l’enchantement primitif au cours des deux plages de cette suite époustouflante au sens littéral du terme, envoutante, prenant à la gorge au plexus au cœur, conduisant l’auditeur dans les détours d’une ballade intrépide et absconse à travers toutes formes d’excitations, tourmenté, illuminé, irradié, secoué, étourdi, enivré, abasourdi, de couleurs, de sensations exquises, de contrées réelles ou inventées.

Fresque dense, touffue, coloriste, labyrinthique aux rythmes et enluminures variés, la Suite ondule de l'âpreté à la poésie, du sombre au lumineux, des enchantements de l'orient à la démonstration conceptuelle de l'occident via des transitions imperceptibles, des variations délectables en pure sensation comme l’eau d’un chaud orage d’été s’écoulant onctueuse des cheveux sur le visage, le cou, la peau, sensualité tourmentée stimulée par quatre artistes au zénith de leur verve.

Dewey Redman, au saxo ténor d’une esthétique si particulière qu’on se demande vraiment pourquoi ce musicien si intense sur cet opus hors norme, est trop rarement considéré à sa juste valeur, ici revisite allègrement toutes les influences, les essences, les styles avec une aisance tranquille et une beauté sonore, une dextérité sereine et un phrasé solaire d’une rare souplesse, alternant murmures sensuels et éclats barrés parfois abrasifs du free dans un même élan, des fulgurations qui s’enchainent sur tous les tons, les cadences, les envolées, et un porté de notes si singulier qui explique peut-être qu’après le quatuor américain, Keith Jarret formera son quatuor européen avec Ian Garbarek.
Jarrett, que ce soit à la flûte, au saxo et évidemment au piano, brille de toutes ses flammes, difficile de séparer sa vaillance animée, sinueuse ou piquante, mystique en quelques instants d’illumination inénarrable, de celle de Dewey Redman tant les errances sidérantes des deux musiciens se couronnent, se poursuivent, s’entrecroisent, s’illuminant l’un l’autre, un enchaînement superbe de liberté féconde, flamboiement d’une musicalité sans un instant de facilité, passages d’une architecture végétale, florale, minérale, cérébrale et animale complexe, enchevêtrement de puissance ignée et de flux d’une légèreté aérienne divine…
D’ailleurs, on ne peut séparer aucune des prouesses des quatre musiciens tant elles s'interpénètrent magnifiquement, un sommet de l’Interplay cher à Bill Evans : Paul Motian, très en verve et évitant tous les codes du genre, garnit tous les espaces libres, sa batterie aux timbres si reconnaissables chante et danse, tisse des ornements exotiques dans une lancée au moins aussi lyrique que ses trois complices, virevolte sous les roulés d’un fruité frissonnant ou les frappés glissés bâtissant en volubilité fourmillante une structure rythmique en évolution permanente, Charlie Haden détaché dans un tourbillon d’idées et de teintes, de nuances, de boisés sublimes, tourne, valse, groove autour du tempo, nous emportant dans une chorégraphie funambulesque qu’on aimerait ne jamais voir s’arrêter…
Et puis, il y cet instant de poésie pure, cette excursion frémissante où le temps arrête sa course, Charlie Haden en état de grâce, accompagné par le célesta tout en délicatesse angélique de Jarrett, nous maintient suspendus sur la lisière du vide à chaque note posée d’une inspiration vibrante, si sensible, oblongue, directement liée au cœur, la beauté du boisé sur un sillon de velours, pour nous retenir par la suivante, précipices oniriques qu’une Fée Clochette nous aide à franchir en apesanteur.

The Survivor’s Suite est l’expression adamantine d’un art atemporel, un classique aristocratique, bien au-delà des genres, qui ne subira jamais la moindre ride car chaque époque lui apportera son éphémère perception.

 


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